Introduction

La pratique de blocs nerveux périphériques, qui se définit comme l'anesthésie loco-régionale (ALR) périphérique, est née à la fin du siècle dernier. Deux chirurgiens américains, Halsted et Hall, ont décrit dans les années 1880 l'injection de cocaïne sur les nerfs ulnaires, musculo-cutané, supratrochléaire et infraorbitaires pour différentes petites interventions.1,2 Braun publia un traité d'anesthésiques locaux en 1914 décrivant des techniques pour «toutes les régions du corps», se soldant par un engouement généralisé chez les anesthésistes dans la première moitié du XXesiècle.3 Après une brève éclipse dans les années 50, l'ALR périphérique est redevenue populaire grâce à l'utilisation de nouveaux anesthésiques locaux et de moyens matériels plus élaborés et plus sûrs. Elle permet non seulement d'anesthésier la région à opérer mais peut également assurer une analgésie postopératoire très efficace. Les effets délétères des antalgiques classiques comme les AINS ou la morphine, tels que nausées, vomissements, toxicité gastrique, rénale, dépression respiratoire, ou ceux de l'anesthésie périmédullaire comme la sympathicoplégie, les céphalées posturales et la rétention urinaire sont évités.4,5 La mise en place d'un cathéter permet de prolonger l'action du bloc et doit être envisagée en première intention comme méthode d'analgésie quand l'extension de l'anesthésie liée au bloc nerveux s'étend à l'ensemble de la zone douloureuse en phase postopératoire.



Indications

 Les indications des blocs périphériques vont reposer sur l'état psychologique et physiologique (score ASA) du patient, sur la nature et la durée prévisible de l'intervention ainsi que sur la nécessité d'une analgésie postopératoire. Aucune étude prospective n'a démontré la faible morbidité des blocs périphériques, mais l'absence d'effets secondaires notoires les rend très attractifs chez des patients «à haut risque». Ils représentent également une alternative élégante à l'anesthésie rachidienne, ou en complément à l'anesthésie générale dans la chirurgie périphérique (épaule, hanche, genou, pied) des sujets en bonne santé. Il convient alors d'expliquer clairement les avantages et les inconvénients de la technique : état de conscience préservé, reprise alimentaire immédiate (si pas d'anesthésie générale associée), antalgie postopératoire avec mise en place éventuelle d'un cathéter,6 mais également le désagrément de la «piqûre», la participation active à l'intervention (bruits de scie, commentaires des soignants, ...), la durée de la chirurgie et surtout la possibilité d'un échec de la technique. Le choix entre la réalisation d'un bloc simple ou d'un bloc «continu» avec cathéter est dicté par la durée prévisible de la douleur postopératoire : au-delà de 24 h, il vaut la peine de placer un cathéter.

 



Contre-indications

Le refus du patient et l'infection au point de ponction sont des contre-indications formelles de l'ALR périphérique. L'impossibilité de participer aux événements, d'assumer la situation sont des caractéristiques à dépister lors de la consultation pré-anesthésique. Des troubles neurologiques préexistants sur le territoire concerné par le bloc ne représentent pas une contre-indication formelle, mais il est impératif de les documenter précisément sur le dossier médical et d'obtenir le consentement éclairé du patient et du chirurgien afin d'éviter d'éventuelles conséquences médico-légales.
Un état septique fébrile ou une comitialité sont des contre-indications à la mise en place d'un cathéter, mais pas au bloc périphérique simple. Un cathéter est un corps étranger susceptible de s'infecter, avec parfois des répercussions sérieuses lors d'une chirurgie prothétique de l'épaule, de la hanche ou du genou. La toxicité aux anesthésiques locaux peut se manifester par une crise d'épilepsie, risque théoriquement plus important que ces derniers sont administrés chez un patient épileptique, au seuil abaissé, sur une période de 48 h, à l'étage, sur une pompe PCA (patient-controlled analgesia), sans le monitoring rapproché qu'offre la salle de réveil.
Les troubles de la crase modérés ne s'opposent pas à la réalisation d'un bloc périphérique, contrairement aux troubles sévères pouvant entraîner une compression neurologique liée à l'hématome.
Les chirurgies de la jambe et de l'avant-bras sont des interventions à risque de syndromes de loge. Il convient donc de consulter le chirurgien avant d'établir la stratégie anesthésique car le bloc d'un nerf situé sur le territoire à opérer va supprimer le premier symptôme du syndrome de loge : la douleur ! Retarder un tel diagnostic peut avoir des conséquences désastreuses pour le malade. Le tableau 1 résume les indications et les contre-indications des blocs périphériques.



Considérations techniques

 La localisation d'un nerf n'est pas toujours une tâche aisée. Durant la première moitié du XXe siècle, elle s'effectuait par la recherche de paresthésies dans le territoire concerné. Cette technique est désagréable et grevée d'un risque de neuropathie séquellaire car elle correspond à un traumatisme du nerf.7 Ce n'est qu'en 1962 que Greenblatt et Denson construisirent le premier neurostimulateur portable.8 Il s'agit de repérer un nerf en envoyant un courant électrique (1 Coulomb = 1 Ampère x 1 seconde) à travers l'aiguille de neurostimulation, qui va déclencher une réponse motrice non douloureuse sur un muscle innervé par le nerf stimulé. Le courant électrique délivré par un boîtier à une durée de stimulation brève (0,1 msec) et une fréquence de stimulation de 1 Herz, est affiché sur un ampèremètre digital.9 Le boîtier est connecté à une anode collée à la peau et une cathode branchée sur l'aiguille de neurostimulation. La quantité de courant nécessaire à déclencher l'influx nerveux diminue lorsque l'électrode se rapproche du nerf. L'injection de l'anesthésique local est pratiquée à travers une aiguille isolée à biseau court lorsqu'on a obtenu l'intensité de stimulation la plus basse en mA après recherche dans les trois axes de l'espace. Le contact direct du nerf et de l'aiguille est évité par la neurostimulation, diminuant considérablement les risques de paresthésies séquellaires. Ce concept logique n'a toutefois pas encore été démontré dans une étude prospective en double aveugle.

 



Considérations anatomiques

Nous n'avons pas la prétention de faire une revue exhaustive de tous les blocs réalisables au niveau des membres. Nous ne nous intéresserons qu'aux blocs pratiqués couramment dans le Département d'orthopédie de notre institution. Rappelons que l'innervation du membre supérieur ne dépend que du plexus axillaire, qui peut être bloqué par une seule injection d'anesthésique local, alors que celle du membre inférieur relève des plexus lombaire et sacré, impliquant de ce fait deux injections.


Bloc interscalénique

Il s'agit du blocage du plexus brachial au niveau du défilé interscalénique. Le bloc simple est indiqué lors de la stabilisation de l'épaule (luxations récidivantes) alors que nous plaçons avec une rigoureuse asepsie un cathéter interscalénique pour la réparation de la coiffe des rotateurs, fort douloureuse. Une PCA d'anesthésique local avec débit continu et possibilité de bolus est branchée par la suite pour 48 h. Ce bloc peut entraîner de sérieuses complications, comme l'anesthésie spinale totale,10 ou une ponction de l'artère vertébrale avec risque de convulsions généralisées dès administration d'une dose infime d'anesthésique local ; elles sont heureusement rares, contrairement au bloc du nerf phrénique entraînant une atteinte diaphragmatique dans tous les cas,11 contre-indiquant cette technique chez l'insuffisant respiratoire. Le pneumothorax peut être observé dans 1 à 3% des cas ;12 le bloc du nerf récurrent se traduisant par un enrouement et la possibilité de fausses routes est relativement peu fréquente (3-17%) alors que le bloc du ganglion stellaire avec syndrome de Claude Bernard Horner (myosis, ptose palpébrale et énophtalmie) peut se voir dans 75% des cas.12


Blocs sciatiques

Le nerf sciatique peut être abordé tout au long de son trajet : à la fesse (voie postérieure en décubitus latéral), sur la face antérieure de la cuisse (voie antérieure, en décubitus dorsal), ou dans la région poplitée, par voie postérieure (décubitus ventral) ou latérale (décubitus dorsal). Le choix du niveau de ponction dépend des possibilités de mobilisation du patient, de la chirurgie et de l'emplacement du garrot, en se rappelant que le bloc du nerf sciatique seul n'est possible que pour certains cas de chirurgie du pied. Un garrot de cuisse (chirurgie du genou, cheville) impose la réalisation d'un bloc sciatique postérieur afin d'assurer l'analgésie de la face postérieure de la cuisse doublé d'un bloc fémoral «3-en-1» (cf. plus bas et fig. 1). Pour la chirurgie du pied, le garrot placé au niveau du mollet rend le bloc sciatique poplité associé au bloc fémoral suffisants pour l'anesthésie et l'analgésie postopératoire. Dans notre établissement, le cathéter sciatique n'est placé que par voie poplitée latérale, geste assez aisé, ayant l'avantage non seulement de ne pas tourner le patient mais surtout de procurer une analgésie optimale.



Bloc du nerf fémoral

Le bloc fémoral par voie antérieure permet d'anesthésier la face antérieure du genou et parfois le territoire du nerf cutané latéral de la cuisse ainsi que le nerf obturateur (fig. 1, bloc «3-en-1») si la quantité d'anesthésique local dépasse 20 ml.13 La mise en place d'un cathéter est devenue la technique de référence pour l'analgésie per et postopératoire en chirurgie lourde du genou. Une PCA d'anesthésique local est également branchée avec possibilité d'administration de bolus durant au moins 48 h. Il est à relever que la face postérieure du genou n'est pas touchée par le bloc du nerf fémoral, et qu'il est parfois nécessaire de le compléter par un bloc du nerf sciatique.14
Le bloc lombaire correspond à un bloc fémoral par voie postérieure, associé dans tous les cas au bloc du nerf cutané latéral de la cuisse ainsi qu'au bloc du nerf obturateur. Ces trois structures cheminent ensemble dans le muscle psoas, à leur sortie du canal médullaire. Le bloc du plexus lombaire associé à une anesthésie générale est indiqué dans la chirurgie de la hanche, assurant une analgésie quasiment parfaite : l'innervation du cotyle est en effet assurée par des branches du nerf fémoral et obturateur mais aussi du plexus sacré, non considérées dans ce bloc. Il est possible de procéder à un bloc du plexus lombaire et du nerf sciatique par voie postérieure, avec obtention d'une anesthésie de tout le membre inférieur, rendant possibles toutes les chirurgies à ce niveau. Il faut toutefois considérer le patient, et l'avertir de l'inconfort potentiel d'un décubitus latéral nécessaire lors de certaines interventions sur un membre non anesthésié.
 Rappelons encore que l'administration d'anesthésiques locaux entraîne une parésie, voire une paralysie des muscles desservis par le nerf bloqué : mouvement de la cheville et des orteils pour le nerf sciatique, et extension du genou pour le nerf fémoral. Ceci représente un risque de chute non négligeable. Patients et soignants doivent impérativement être informés. La déambulation n'est évidemment possible qu'avec une aide.

 



Applications cliniques




Membre supérieur

La chirurgie de l'épaule est une chirurgie douloureuse. Borgeat et coll. a montré que l'analgésie obtenue grâce à l'utilisation d'un cathéter interscalénique est supérieure à celle obtenu avec la PCA de morphine, qu'elle s'accompagne d'un meilleur indice de satisfaction du patient et qu'elle entraîne moins d'effets secondaires : 0% versus 25% de vomissements et de prurit.15 Les effets du bloc interscalénique sur la fonction respiratoire (spirométrie) sont identiques à ceux de la morphine, malgré une excursion diaphragmatique augmentée significativement du côté non opéré dans le groupe bloc.16


Membre inférieur

La littérature évoquant les bénéfices de l'antalgie postopératoire procurée par les blocs périphériques simples ou continus est plus abondante pour le membre inférieur que pour le membre supérieur en raison d'une incidence de pathologies arthrosiques invalidantes de la hanche et du genou en constante augmentation dans notre population vieillissante. Nombre de patients orthopédiques bénéficient donc de la mise en place de prothèses.
Il a été démontré que le bloc fémoral «3-en-1» par voie antérieure associé à une anesthésie générale dans une chirurgie prothétique de hanche procure une analgésie complète dans les cinq premières heures postopératoires, sans toutefois réduire les besoins d'antalgiques à 24 et 48 h.17 Dans une autre étude portant sur la hanche, Stevens et coll. ont également mis en évidence un bénéfice analgésique en phase postopératoire immédiate lors de la réalisation d'un bloc lombaire en plus de l'anesthésie générale.18 La consommation de morphine était significativement inférieure dans le groupe «bloc» durant les six premières heures postopératoires. Une découverte intéressante est celle d'une réduction des pertes sanguines en phase per et postopératoire (48 h), confirmant les résultats publiés par Twyman.19L'hypothèse avancée est celle de l'inhibition du tonus sympathique des vaisseaux de petit et moyen calibre associée à une baisse des pressions artérielles et veineuses.18 Syngelyn et coll. ont comparé dans la chirurgie prothétique du genou l'analgésie procurée soit par la PCA de morphine à la demande, la péridurale ou le cathéter fémoral avec débit continu d'un mélange d'anesthésique local, d'opiacés, et d'alpha 2 agonistes.6 Il a constaté des scores de douleur au repos et au mouvement (physiothérapie de mobilisation passive) nettement abaissés dans le groupe péridurale et bloc fémoral ainsi qu'une déambulation plus rapide et un séjour hospitalier raccourci. L'outcome à trois mois était cependant identique dans les trois groupes. Capdevila a par ailleurs confirmé les résultats de Syngelyn avec une méthodologie semblable.4 La faible incidence d'effets secondaires du bloc fémoral continu (cathéter fémoral) par rapport à la morphine intraveineuse (nausées, vomissements) ou à la péridurale (rétention urinaire, hypotension, nécessité d'une surveillance plus rapprochée) a amené ces deux auteurs à préconiser la technique d'ALR périphérique dans l'antalgie de la chirurgie prothétique du genou. Il a par ailleurs été démontré qu'un bloc sciatique simple de complément au cathéter fémoral (analgésie face postérieure du genou) était indispensable pour assurer un confort postopératoire parfait chez deux tiers des patients opérés d'une prothèse totale de genou.14
La réalisation d'un bloc sciatique est également indiquée dans la chirurgie des pieds, fort douloureuse. Syngelyn a prôné l'utilisation d'un cathéter sciatique poplité postérieur avec débit continu du même mélange que pour le cathéter fémoral dans la chirurgie du pied.20 Cette technique s'est avérée supérieure en termes d'analgésie aux opiacés administrés par voie intramusculaire ou intraveineuse (PCA).



Complications des blocs périphériques

Il existe plusieurs types de complications aux blocs périphériques, bien que leur incidence soit faible (tableau 2). La toxicité systémique des anesthésiques locaux peut résulter soit d'une posologie trop élevée, favorisée par la réalisation de plusieurs blocs à la fois, soit d'une injection vasculaire directe. Elle est caractérisée par des symptômes dont la survenue dépend de la concentration plasmatique de la substance : goût métallique dans la bouche, paresthésies péri-orales, tinnitus, logorrhée et/ou changement de caractère, convulsions localisées ou généralisées, hypoxémie puis arrêt cardiorespiratoire. Auroy et coll. ont constaté dans une étude prospective en France portant sur un très large collectif de 21 278 patients, seize cas de convulsions (0,075%) liés à une grande quantité d'anesthésique local et résolus sous midazolam, ainsi que trois arrêts cardiorespiratoires (0,014%).21 Deux des trois événements étaient en relation avec un réflexe vagal sur analgésie insuffisante et le 3e arrêt cardiorespiratoire s'est soldé par un décès dû à un infarctus massif.
Les neuropathies séquellaires, bien qu'exceptionnelles (0,019% dans l'étude précédente) doivent rester une préoccupation constante. Elles résultent soit d'un traumatisme nerveux direct (recherche de paresthésies),22 soit d'une injection intraneurale, toujours très douloureuse.23 L'emploi d'un neurostimulateur et une technique rigoureuse dans la réalisation des blocs (l'injection d'anesthésique local au cours d'un bloc ne doit jamais être douloureuse) doivent permettre d'éviter des complications neurologiques. Pour des raisons médico-légales évidentes, il convient de faire le diagnostic différentiel étiologique d'une complication neurologique survenue après l'intervention. Le traumatisme chirurgical en soi peut entraîner des séquelles neurologiques, de même que la posture lors de l'intervention, ou le garrot pneumatique. La présence d'un bloc nerveux peut, comme précisé plus haut, masquer un syndrome de loge ainsi que des points de pression sous un plâtre mal ajusté.
Les risques spécifiques liés à la cathétérisation d'un ou de plusieurs nerfs sont peu décrits dans la littérature : cathétérisation artérielle,24 péridurale accidentelle,25 ou irritation plexique dans les suites de la pose d'un cathéter interscalénique pour la chirurgie de l'épaule,26 parésie crurale temporaire après cathéter fémoral dans la chirurgie du genou, problèmes infectieux.27



Conclusions

 Le contraste frappant entre efficacité analgésique et faible incidence d'effets secondaires permet d'assurer à l'ALR périphérique une place de choix dans l'analgésie postopératoire des membres. Malgré l'absence à l'heure actuelle d'évaluation à grande échelle en termes de morbidité-mortalité, la pratique de blocs périphériques dans le cadre de l'orthopédie satisfait patients, chirurgiens et anesthésistes. L'enthousiasme qu'elle déclenche ne doit pas en faire oublier les risques potentiels. Il s'agit de poser les indications de manière réfléchie.