Introduction

La luxation gléno-humérale postérieure est une entité rare représentant moins de 3% de toutes les luxations de l’épaule. Les étiologies principales sont les traumatismes directs ou indirects, les crises convulsives et l’électrocution. En raison de signes cliniques parfois peu évidents en comparaison à la luxation antérieure et de bilans radiologiques inadéquats, le diagnostic est manqué dans 50 à 80% des cas lors de la présentation initiale. Le non-diagnostic d’une luxation postérieure entraîne le plus souvent une épaule raide et douloureuse s’installant dans la chronicité. Si la cause n’est pas reconnue, ce qui est malheureusement trop souvent le cas, il s’ensuit de nombreuses séances inutiles de rééducation et de physiothérapie, voire la mise en route de médecines douces avec, comme aboutissement, la perte de l’activité sportive et, plus grave, professionnelle. D’autres complications invalidantes sont à redouter, notamment l’apparition d’une instabilité gléno-humérale avec épisodes de luxations postérieures récidivantes, d’un modelé arthrosique ou d’une nécrose avasculaire de la tête humérale. Ces situations sont évitables si le diagnostic est posé d’emblée car y remédier, après des délais parfois longs (plusieurs mois), nécessite une reconstruction chirurgicale complexe avec un taux de réussites variable. Le but de cet article est donc de mettre en évidence et de clarifier les défis et pièges présentés par la luxation postérieure de l’épaule, de son diagnostic et de sa prise en charge.

Epidémiologie et étiologie

La luxation gléno-humérale postérieure s’inscrit dans le spectre des instabilités postérieures, qui regroupe la luxation aiguë (durée de moins de six semaines), la luxation chronique (durée de plus de six semaines) et la subluxation ou luxation récidivante, cette dernière forme étant la plus fréquente1 et qui ne sera pas abordée dans cet article. La luxation peut être simple ou associée à une fracture (fracture-luxation).
La luxation postérieure aiguë est une lésion peu fréquente qui compte pour moins de 3% de toutes les luxations de l’épaule avec une prévalence de 1,1/100 000 par an et dont le diagnostic est manqué dans 50 à 80% des cas en raison de sa rareté, d’une clinique souvent peu bruyante comparée à la luxation antérieure et d’un bilan radiologique souvent inadéquat ou incomplet.2-5
Les étiologies principales sont les traumatismes à haute énergie, les crises d’épilepsie et plus rarement l’électrocution. Bien que le traumatisme reste la cause majeure, les crises convulsives sont de plus en plus souvent incriminées à cause de la prévalence croissante du diabète et des abus d’alcools et de substances dans notre société.2
Le mécanisme typique de la luxation postérieure traumatique est une force axiale qui s’exerce sur le bras tendu en élévation antérieure et en rotation interne, plaçant l’épaule en position instable.6 Plus rarement, elle peut être due à un traumatisme antéropostérieur direct. Lors d’épilepsie et d’électrocution, la luxation postérieure survient suite à une contraction soutenue et désynchronisée des muscles responsables de la rotation interne (muscles sous-scapulaire, deltoïde, grand dorsal) de l’épaule qui prennent le dessus sur la musculature de la rotation externe (coiffe des rotateurs).7
Sept pour cent des luxations postérieures de l’épaule sont bilatérales (figure 1) et touchent plus fréquemment les hommes entre 35 et 45 ans, ce groupe de la population semblant être plus souvent impliqué dans les accidents de la voie publique.2,3
Figure 1

Incidences de face et axiale d’une luxation gléno-humérale postérieure bilatérale suite à une crise d’épilepsie


Manifestation clinique

La présentation typique de la luxation postérieure de l’épaule est un bras tenu en adduction et rotation interne avec les signes classiques suivants, décrits pour la première fois par A. Cooper en 1839 : 8
  • limitation mécanique de la rotation externe de l’épaule et de l’élévation antérieure du bras ;
  • limitation de la supination de l’avant-bras ;
  • creux de la face antérieure de l’épaule avec un processus coracoïde proéminent ;
  • bombement de la face postérieure de l’épaule.
Un status neurovasculaire complet est également essentiel en raison de la proximité du plexus brachial et de ses branches, mettant particulièrement à risque le nerf axillaire et le nerf subscapulaire.

Lésions associées et complications


Lésions osseuses

L’impaction ostéochondrale de Hill-Sachs inverse ou fracture de Malgaigne et la lésion de Bankart osseuse postérieure (figure 2) sont provoquées par l’impact de la face antéro-supérieure de la tête humérale contre le bord postérieur de la glène. Ces lésions de Hill-Sachs inverses sur le rebord antérieur de la tête humérale sont pathognomoniques d’une luxation postérieure. Elles peuvent entraîner une luxation engrainée qui ne peut pas se réduire spontanément lorsque le rebord postérieur de la glène s’encastre dans le coin de la tête humérale. Si l’épaule reste luxée, ces défects s’élargissent et se corticalisent avec le temps, phénomène appelé effet «balle de ping-pong».9
Figure 2

Coupe axiale de CT montrant une lésion de type Hill-Sachs inverse (flèches blanches) et une petite lésion de Bankart osseuse (flèche noire)

Les fractures de l’humérus proximal deux à quatre parts selon Neer sont relativement peu fréquentes en association aux luxations postérieures. Elles impliquent presque toujours le col anatomique et peuvent être considérées comme une extension de la lésion de Hill-Sachs inversée.10

Lésions des tissus mous

Les lésions capsulo-ligamentaires sont inévitables. Une étude anatomique a prouvé qu’elles impliquent toujours une déchirure postérieure et antérieure pour qu’une luxation survienne.5 Ces lésions ont tendance à cicatriser spontanément si l’épaule est réduite à temps.1
Les lésions nerveuses sont rares mais peuvent tout de même survenir et doivent être activement recherchées.

Complications tardives

La complication la plus courante est l’instabilité résiduelle allant d’une récidive de luxation aiguë à la subluxation postérieure récurrente.3 La survenue de l’instabilité dépend directement de la surface du défect osseux huméral de la lésion de Hill-Sachs et elle est inversement proportionnelle à l’âge du patient lors du premier épisode de luxation.3
D’autres complications fréquentes sont les troubles dégénératifs tels que l’omarthrose et la raideur post-traumatique, spécialement dans les luxations chroniques.11
Lorsqu’il survient, de surcroît une fracture haute ou déplacée du col huméral anatomique, la vascularisation de la tête se trouve compromise entraînant un risque élevé de l’installation d’une ostéonécrose avasculaire.12

Diagnostic

Une anamnèse et un examen clinique méticuleux avec un bilan radiologique complet sont indispensables. Toute histoire de traumatisme à haute énergie ou de crises convulsives liées à une impotence fonctionnelle douloureuse de l’épaule doit être considérée comme hautement suspecte et une luxation gléno-humérale postérieure doit être recherchée.
Les incidences radiologiques doivent toujours inclure une vue antéropostérieure vraie de l’articulation gléno-humérale et surtout une vue axillaire (figure 3). Cette dernière étant la plus explicite. L’incidence scapulo-latérale (Neer, Lamy) doit être évitée car elle est souvent ininterprétable et mal réalisée lors d’une lésion traumatique aiguë (figure 4).
Figure 3

Luxation postérieure de l’épaule sur une incidence de face (A) et axiale (B)

La translation gléno-humérale est nettement appréciable sur l’axiale.
Figure 4

L’incidence scapulo-latérale (Neer) ne donne pas assez d’informations sur la position de la tête humérale par rapport à la glène

Les signes radiologiques sont subtils sur un cliché de face. Une perte de congruence avec disparition de l’interligne articulaire entre la tête de l’humérus et le bord antérieur de la glène peut être notée. Il faut s’assurer que l’incidence de la radiographie de face est bien perpendiculaire au plan de l’omoplate et non au plan frontal du patient (figures 5 A et B). Plusieurs signes spécifiques ont été décrits dont le «signe de l’ampoule» qui traduit un aspect arrondi inhabituel de la tête humérale qui se trouve en rotation interne forcée (figure 6).
Figure 5

Illustration de l’importance diagnostique d’une incidence de face correctement réalisée

Une radiographie de face perpendiculaire au plan frontal du patient ne permet pas de différencier une épaule luxée postérieurement d’une épaule normale car la tête humérale dans les deux cas chevauche le contour de la glène.
Lorsque l’incidence est perpendiculaire au plan de l’omoplate, la glène apparaît comme une seule ligne et il existe un interligne articulaire visible. En cas de disparition de celui-ci, il faut suspecter une luxation postérieure.
Figure 6

Signes radiologiques d’une luxation postérieure de l’épaule sur un cliché de face

Epaule normale. Forme normale d’une tête humérale avec un interligne gléno-huméral congruent.
Epaule luxée. Arrondissement de la tête humérale (signe de «l’ampoule») dû à la rotation interne avec perte de congruence de l’interligne.
En réalité, la translation gléno-humérale reste le plus clairement visible sur le cliché en incidence axillaire.
Bien que les lésions osseuses apparaissent sur les clichés radiologiques standards, un CT-scan permet de mieux les visualiser et apporte d’importantes précisions, notamment sur la position et la taille de l’impaction de Hill-Sachs. Ce qui est un facteur déterminant pour la prise en charge du patient comme discutée ci-après.
L’arthro-IRM permet d’évaluer les tissus mous, en particulier l’intégrité capsulo-ligamentaire et de la coiffe des rotateurs mais cet examen n’est généralement pas pratiqué de routine en urgence.
Récemment, certains auteurs ont prôné l’utilisation de l’échographie dynamique au lit du malade comme un moyen de diagnostic fiable et rapide. Néanmoins, la littérature manque encore d’études fiables à ce sujet.13

Prise en charge

La prise en charge d’une luxation gléno-humérale postérieure peut s’avérer complexe. Le type de traitement varie de la simple réduction fermée à l’arthroplastie totale de l’épaule, en fonction de la taille du défect huméral, des différentes lésions associées et individuellement selon l’âge, les comorbidités et les attentes fonctionnelles du patient (figure 7).
Figure 7

Proposition d’un algorithme de prise en charge d’une luxation postérieure de l’épaule

Les procédures associées regroupent différentes techniques chirurgicales spécifiques à la situation (par exemple : greffe pour les défects osseux, ostéosynthèse pour les fractures, arthroplastie en cas d’arthrose, etc.).
Une réduction fermée est indiquée dans la luxation aiguë avec une lésion Hill-Sachs inverse impliquant moins de 40% de la surface de la tête humérale.1 Elle se pratique sous narcose afin de détendre la musculature et d’éviter de compléter la fracture. La première étape consiste à désimpacter la tête humérale du rebord glénoïdien en tractant doucement sur le bras en adduction et en exerçant une pression médio-latérale sur l‘épaule. La rotation externe ne doit être appliquée qu’une fois cette première étape franchie afin de ne pas déplacer, voire provoquer de fracture. Le bras est ensuite immobilisé dans une attelle en rotation neutre ou externe pendant quatre à six semaines (selon la stabilité de la réduction) avec mobilisation passive assistée dès la troisième semaine et active assistée dès la quatrième semaine.
Une réduction ouverte est indiquée en cas de défect huméral étendu (> 40%), de fracture déplacée des tubérosités, d’arthrose avancée ou d’échec d’une tentative de réduction fermée. Des procédures chirurgicales additionnelles sont alors nécessaires, dont greffes, ostéosynthèses, ostéotomies, transferts tendineux, arthroplasties, voire même arthrodèses dans de rares situations.14

Pronostic

Le pronostic dépend de la durée de la luxation et de la stabilité après réduction. Cette dernière est déterminée par l’envergure du défect osseux huméral. D’autres facteurs généraux relatifs au patient tels que l’épilepsie, l’abus d’alcool ou de substances et l’âge sont également déterminants pour le pronostic.
Une récente étude rétrospective a fait deux conclusions pertinentes concernant le pronostic en comparant les scores de Constant de 35 patients victimes de luxations postérieures suivis 55 mois après la prise en charge initiale.11Premièrement, les patients ayant subi une réduction chirurgicale par voie ouverte évoluent légèrement moins bien que ceux ayant bénéficié d’une réduction fermée. Deuxièmement, il existe aussi une différence significative entre les différentes procédures chirurgicales, celles qui tendent à restaurer l’anatomie (greffe, ostéosynthèse, etc.) ayant de meilleurs résultats que les techniques dites non anatomiques (arthroplastie, ostéotomie rotationnelle, transfert tendineux du subscapulaire selon McLaughlin, etc.). Robinson et coll. étaient déjà parvenus à cette même conclusion en 2005 après avoir traité 26 fractures-luxations par fixation interne et en comparant les résultats à long terme à ceux de l’hémi-arthroplastie.10

Conclusion

La luxation gléno-humérale postérieure pose un défi diagnostique au clinicien non averti, du fait de sa rareté, de ses signes cliniques modérés et de son bilan radiologique souvent inadéquat. Une prise en charge méticuleuse est donc indispensable, commençant par une anamnèse attentive, suivi d’un examen clinique précis ainsi que d’un bilan radiologique complet et adéquat. Une incidence axillaire doit toujours être demandée car elle seule permet d’observer clairement la translation postérieure de la tête humérale par rapport à la glène ce qui permettrait de diminuer le nombre de diagnostics manqués.3
Un diagnostic précoce est la clé d’un pronostic favorable. En effet, en cas de chronicisation les lésions ostéochondrales tendent à s’élargir pour aboutir à une destruction articulaire. Une impotence douloureuse s’installera, ce qui nécessitera un traitement chirurgical complexe avec peu de chances de restaurer l’anatomie fonctionnelle de l’épaule, voire de préserver la tête humrérale.

Implications pratiques

> La luxation gléno-humérale postérieure est un diagnostic rare et encore trop souvent manqué lors de sa présentation initiale
> Une anamnèse et un examen clinique attentifs avec un bilan radiologique adéquat permettent de minimiser le risque de non-diagnostic
> Le bilan radiologique doit toujours inclure deux incidences orthogonales, une face et une axiale. Cette dernière permet la visualisation la plus claire de la luxation
> Si la luxation est prise en charge à temps, une réduction fermée sous narcose est souvent suffisante et de meilleur pronostic
> Dans le cas contraire, la chronicisation mène à des complications fortement invalidantes, qui nécessitent un traitement chirurgical complexe avec un taux de réussites incertain