«La chirurgie des articulations temporo-mandibulairesest à la pénicilline ce que l'espoir est au traitement»

Laskin DM, Best AM. J Maxillofac Surg 2003;61:10-2. 


Introduction


En dépit d'une littérature pléthorique, parfois trop basée sur l'intuition personnelle et non sur la rigueur scientifique collective, le mécanisme étiopathogénique des désordres de l'articulation temporo-mandibulaire (ATM) reste toujours spéculatif et leur prise en charge est malheureusement le plus souvent loin d'être optimale et de faire consensus auprès de la communauté médicale internationale.1-4 Si d'un côté, on reconnaît l'importance de l'instauration en première intention d'un traitement conservateur, de l'autre plane toujours une vive controverse autour du rôle du traitement chirurgical des désordres de l'ATM.1-4
De cette lacune découlent les difficultés, malheureusement toujours actuelles, à établir un diagnostic et de surcroît un traitement adéquat chez un grand nombre de patients.
L'origine du problème remonte à plusieurs décennies, quand a été introduit pour la première fois le concept de syndrome de l'ATM.1-4 Jamais terme n'a été plus malheureux en médecine, puisqu' il a été rapidement adopté pour expliquer plusieurs conditions pathologiques étiologiquement non reliées entre elles, mais pouvant produire des signes et symptômes similaires. La conséquence naturelle d'un tel faux raisonnement a été l'introduction d'une philosophie aussi simpliste que rassurante (pour le praticien !), à savoir un diagnostic = un traitement. Il a fallu plusieurs années et l'opiniâtreté de Laskin, unanimement considéré comme le «père des désordres de l'ATM», afin que finalement un peu d'ordre soit remis dans ce capharnaüm, avec la description de deux entités étiopathogéniques distinctes bien que parfois interdépendantes et présentes simultanément.5 D'un côté, on retrouve les pathologies de pertinence articulaire à l'origine d'un réel dysfonctionnement de l'ATM (luxations méniscale et condylienne, arthrite, arthrose, ankylose, tumeurs) et de l'autre, les pathologies se traduisant par un dysfonctionnement (spasmes) des muscles de la mastication, le syndrome myofascial.5 Cette classification, simple mais non simpliste, a permis d'obtenir une meilleure adaptation du traitement associée à l'obtention d'une nette amélioration de la symptomatologie douloureuse chez la grande majorité des patients. De plus, elle a permis et permet toujours de stratifier les patients potentiellement candidats pour un traitement chirurgical.


Indications à la chirurgie des atm


On reconnaît essentiellement deux principales indications à la chirurgie des ATM : absolue et relative. L'indication absolue est limitée à des pathologies bien définies telles les tumeurs, l'ankylose, l'arthrite ou les anomalies de croissance.1,2 L'indication relative est plus nuancée et son rôle est beaucoup moins bien défini. A la lumière de la littérature, l'indication relative classique reste l'échec du traitement conservateur.1-4 Malheureusement trop souvent encore ­ jusqu'à 20% des cas ! ­ l'échec du traitement conservateur est dû à un faux diagnostic au départ.1,2 On peut donc aisément prédire l'efficacité, ou plutôt l'inefficacité et la morbidité d'un traitement chirurgical qui serait proposé à ces malheureux 20% de patients, sous prétexte de l'échec d'un traitement conservateur dû à un faux diagnostic ! Si on analyse attentivement la littérature, on s'aperçoit aussi que jusqu'à 75% de patients ne répondent pas favorablement à un traitement conservateur et qu'ils ne sont malheureusement pas non plus de bons candidats pour la chirurgie.1,2Comment peut-on donc sortir de ce labyrinthe ? Essentiellement par le prérequis de tout succès en médecine comme ailleurs, à savoir un diagnostic le plus fiable et complet possible. En effet, encore trop souvent «échec du traitement conservateur» rime avec «faux diagnostic».

On distingue deux catégories de chirurgie de l'ATM : la chirurgie ouverte et les techniques mini-invasives.


Chirurgie ouverte


La compréhension de l'histoire de la chirurgie ouverte de l'ATM est indissociable de celle de l'étiologie des désordres de l'ATM, qui comme il a déjà été discuté dans l'article précédent de ce numéro a connu plusieurs changements et en connaîtra probablement encore avant de se dévoiler sous son vrai visage.
La littérature médicale du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, consacrée à la chirurgie de l'ATM, est très sporadique et limitée essentiellement à la description du traitement de l'ankylose de l'ATM.1,2 En effet, cette maladie qui a actuellement pratiquement disparu dans les pays développés depuis la découverte de la pénicilline, était relativement fréquente le siècle passé et représentait sûrement une des étiologies courantes des troubles de l'ATM. C'est pour le traitement d'une ankylose qu'en 1856 un chirurgien de Cambridge, GM Humphrey, rapporte la première description d'une opération de l'ATM : la condylectomie.6 La chirurgie de l'ATM était ainsi née et elle se développera surtout à partir des année 50, pour connaître dans les années 70 et 80 son apogée, avant l'inexorable chute et sa presque disparition de nos jours.1-3
Dans les années 70, les études précurseurs de Ferrar et McCarty à l'aide de l'arthrographie de l'ATM ont permis d'objectiver radiologiquement pour la première fois le positionnement ­ au repos et lors de l'ouverture buccale ­ du disque articulaire, ainsi que sa possible luxation chez certains sujets.7 Ces études ont été à la base de la théorie discale dite du «dérangement interne», comme mécanisme pathogénique pouvant expliquer les symptômes et signes associés classiquement aux désordres de l'ATM : douleurs, bruits articulaires et blocage articulaire. La théorie discale permet donc de comprendre la véritable explosion que la chirurgie de l'ATM ­ et plus particulièrement celle intéressant le disque articulaire et notamment la discectomie ­ a connue à partir de ce moment-là.8-14 Malheureusement, la première phase d'euphorie a été progressivement remplacée par une cuisante déception lorsqu'à la fin des années 80 et au début des années 90, les chirurgiens maxillo-faciaux ont été confrontés à une génération de patients parfois multi-opérés, et se représentant avec une symptomatologie douloureuse, bien plus invalidante qu'elle ne l'était au départ, en relation avec une dégénérescence articulaire avancée et le plus souvent irréversible.1,2 Les répercussions de ces désastres chirurgicaux d'hier sont encore bien palpables aujourd'hui, car les patients portant les stigmates articulaires iatrogènes alimentent et parfois hantent toujours les hôpitaux et les cabinets privés à la quête d'un traitement miracle qui désormais relève d'une chimère. Cette nouvelle génération de patients a donc permis d'un côté de réaliser les méfaits d'un traitement chirurgical radical appliqué à l'ATM, mais de l'autre elle a malheureusement contribué à alimenter l'essor de l'industrie des prothèses articulaires totales. La littérature a clairement montré que «plus longue est la durée des symptômes et plus grand est le nombre d'interventions chirurgicales moins sont les chances de succès d'un traitement chirurgical supplémentaire !».1,2 Cet adage laissait facilement présager que le remplacement prothétique total de l'ATM conçu en s'inspirant de la chirurgie orthopédique traditionnelle, et destiné bien évidemment à des patients multi-opérés était voué à l'échec dès le départ ! Pourtant malgré cet avertissement, ces prothèses ­ dont celle de Christensen reste la plus utilisée ­ ont vu le jour et ont été posées à tour de bras (surtout en Amérique du Nord) pendant une courte période, avant que l'on se rende compte de leur inutilité thérapeutique, voire de leur dangerosité.15 Il faut néanmoins reconnaître qu'actuellement avec la mise au point de prothèses totales faites sur mesure à l'aide de la technique CAD/CAM (Computer-aided design/Computer-aided manufacturing), les résultats sont relativement encourageants chez certains patients «terminaux» de l'ATM.16-18

La chirurgie ouverte des ATM peut concerner le disque articulaire (discectomie et repositionnement discal), l'appareil capsulo-ligamentaire, les surfaces osseuses temporales et condyliennes.

La discectomie, qui consiste en l'extirpation totale ou partielle du disque articulaire, reste de loin l'intervention la plus pratiquée et pour laquelle on a le plus grand recul (20 ans).8-14 Elle a été essentiellement inspirée de la chirurgie du genou où on pratiquait ce type d'opérations en pensant qu'un disque ou des débris discaux pourraient être à l'origine d'une inflammation chronique et de douleurs. Les études ont clairement montré, côté jardin, un effet bénéfique sur l'amélioration des douleurs, et côté cour, une évolution inéluctable et inexorable de l'articulation vers des altérations dégénératives irréversibles de type arthrosiques, engendrant une deuxième vague de douleurs parfois très handicapantes et difficilement traitables.1-3 Malheureusement à la fin des années 70, début des années 80, afin de contrer l'apparition de ce type de lésions plusieurs chirurgiens maxillo-faciaux se sont entêtés à vouloir à tout prix remplacer le disque ôté avec des implants alloplastiques dont le Silastic et le Proplast-Teflon sont les plus tristement fameux.13,14 Les résultats rapidement désastreux, dus à d'importantes réactions inflammatoires à cellules géantes à l'origine de destructions étendues des surfaces articulaires, ont motivé leur retrait du marché en 1988.19-21 On estime à 20 000 le nombre de ces implants synthétiques posés aux Etats-Unis avec des résultats catastrophiques !

Chirurgie mini-invasive

On reconnaît deux techniques principales : l'arthroscopie et l'arthrocentèse.

Arthroscopie

L'arthroscopie permet la visualisation du compartiment supérieur de l'ATM à l'aide d'un arthroscope de faible diamètre couplé à une caméra vidéo et un système d'irrigation (figures 1 et 2).

Décrite à but diagnostique par Ohnishi en 1975, cette technique a par la suite été adaptée et utilisée essentiellement à des fins thérapeutiques.22 Elle a permis la renaissance de la chirurgie des ATM de la fin des années 80, début des années 90.23 Tandis que les efforts étaient dirigés vers le développement de nouvelles améliorations techniques de plus en plus sophistiquées, les premières études montraient l'efficacité du lavage arthroscopique ­ avec ou sans adhésiolyse ­ sur la diminution des douleurs et la récupération fonctionnelle sans devoir intervenir sur le disque.23-25Dans la littérature, on a décrit jusqu'à 90% de taux de succès du lavage articulaire arthroscopique seul dans l'amélioration de l'ouverture buccale et des douleurs chez les patients avec luxation méniscale antérieure non réductible (closed-lock).1-3, 23-25 Ces résultats ont permis d'objectiver le rôle bénéfique du lavage articulaire, sans pour autant comprendre le mécanisme sous-jacent. D'autre part, ils ont aussi contribué au remplacement progressif et logique de l'arthroscopie par l'arthrocentèse.

Arthrocentèse

Cette technique, décrite pour la première fois par Nitzan et Dolwick, permet le lavage de l'ATM avec du liquide physiologique via l'insertion de deux aiguilles positionnées dans son compartiment supérieur, ne nécessitant pas un contrôle arthroscopique (tableau 1, figure 3).26 Le principal avantage de cette technique est l'obtention d'une efficacité maximale avec un minimum d'invasivité et de temps opératoire. Le désavantage principale est l'impossibilité de visualisation de la cavité articulaire. Plusieurs théories, une plus attractive que l'autre, ont vu la lumière lors des derniers quinze ans, sans jamais pouvoir élucider de manière claire les raisons du succès clinique des lavages articulaires.24-26 La plus populaire et toujours actuelle, est celle élaborée par Nitzan au milieu des années 90 : la théorie de la lubrification.27,28 Selon cette théorie le primum movens serait représenté par la surcharge articulaire dynamique (bruxisme) et/ou statique (crispation dentaire), qui entraînerait une hypoxie à l'origine de la libération de radicaux libres (RL) responsables de la dégradation de l'acide hyaluronique (AH) intra-articulaire. La diminution de la concentration de cet acide diminuerait alors la viscosité, ce qui aurait pour conséquence d'augmenter les adhérences entre les surfaces articulaires, entraînant progressivement le déplacement antérieur du disque articulaire. De plus, la couche de protection phospholipidique recouvrant les surfaces articulaires serait progressivement détruite par les phospolipases A2 ­ enzymes normalement neutralisés par le AH ­ libérant ainsi les puissantes forces adhésives des surfaces articulaires (figure 4). Le lavage articulaire permet d'une part l'évacuation des radicaux libres accumulés dans l'articulation ainsi que d'autres médiateurs de l'inflammation et d'autre part, en «remplissant» la cavité avec du nouveau liquide on rétablit une couche protectrice qui, en séparant les deux surfaces articulaires, réduit leurs forces adhésives. Ce modèle reste donc le seul qui permet de comprendre pourquoi le lavage articulaire seul est efficace dans le rétablissement de la mobilité articulaire dans les cas de luxations méniscales antérieures non réductibles, tout en gardant la position du disque articulaire !27,28


Conclusion


L'échec des techniques de repositionnement ou d'ablation du disque articulaire a été à l'origine d'un effort concerté de la part de plusieurs centres universitaires visant à comprendre le plus précisément possible la physiopathologie du dysfonctionnement articulaire au niveau moléculaire. Le but étant de mettre au point des tests qui pourraient permettre d'identifier précocement les patients susceptibles de développer des désordres de l'ATM. Ceci permettrait de mettre au point des traitements comme l'arthrocentèse de l'ATM couplée à l'injection d'enzymes spécifiques ou d'agents antioxydants, reléguant ainsi la chirurgie radicale à des situations vraiment extrêmes et inévitables.1,2
Dans ce contexte d'incertitude et en accord avec la littérature récente, le traitement chirurgical de la plus grande partie des désordres de l'ATM devrait se limiter à l'arthrocentèse avec un lavage articulaire et être réservé aux patients qui continuent à présenter des troubles fonctionnels et/ou des douleurs handicapantes en dépit de l'application de traitements conservateurs (physiothérapie et/ou gouttière occlusale), qui devraient toujours être appliqués en première instance. C'est cette philosophie prudente que nous avons progressivement adoptée dans notre division de chirurgie-maxillo faciale avec un taux de succès proche de 80%.
Cette histoire, comme l'histoire en général, nous a appris que nous sommes malheureusement destinés à répéter les erreurs du passé si nous ne prenons pas le temps d'une réflexion se basant exclusivement sur des faits déjà accomplis et corroborés scientifiquement, en éclairant et mettant à jour les échecs, pour finalement pouvoir en comprendre la cause en absence de tout a priori.